• Ces organismes sont pourvus de leurs propres structures démocratiques qui favorisent l'interpellation à la fois des producteurs de services, des usagers et des membres de la communauté dans laquelle ils sont implantés.
• Les organismes de l'économie sociale fonctionnent sur la base du travail rémunéré. Ce ne sont donc pas des organismes bénévoles, même s'ils peuvent faire appel aux ressources bénévoles pour certains volets de leurs activités.
• Les composantes de l'économie sociale regroupent des organismes légalement constitués qui fonctionnent sur la base du travail rémunéré et/ou bénévole. Toutefois, les ressources bénévoles dont il est question ici renvoient à des composantes formellement organisées, ce qui exclut le bénévolat informel.
• Enfin, ces organismes sont générateurs de cohésion sociale et favorisent la production ou le renforcement des liens sociaux, tant chez leur personnel et leurs usagers, que dans les communautés locales où ils sont implantés.

Pour situer un projet d’entreprise sociale, il apparaît très important de situer celui-ci dans le modèle de développement économique et social, même si celui-ci se trouve en restructuration profonde actuellement. L’implantation d’entreprise sociale doit se faire en lien avec le développement économique local.

Par ailleurs, il est important de comprendre que le développement d’entreprises sociales vise des entreprises qui répondent à des besoins sociaux tout en assurant leur viabilité financière par la vente d’un produit ou d’un service.

L’objectif de programmes d’économie sociale vise à stimuler l’émergence de projets viables au sein d’entreprises et soutenir la création d’emplois durables en leur offrant un support financier.

Un projet d’économie sociale a pour buts :

1. de poursuivre une finalité sociale;
2. de procurer des emplois durables;
3. de mettre en place une démarche entrepreneuriale formelle (notamment l’élaboration d’un plan d’affaires);
4. de présenter des sources de financement diversifiées;
5. de comprendre une tarification réaliste;
6. de tendre à l’autofinancement;
7. de répondre à des besoins sociaux déterminés par la communauté; 8. de viser des objectifs en lien avec les orientations des plans d’action locaux pour l’économie et l’emploi.
9. ……

Il est clair que cette liste de critères n’est pas exhaustive et montre bien que l’entreprise sociale s’inscrit dans cette démarche.

L’économie sociale s’inscrit naturellement dans un modèle de développement qui allie progrès économique et progrès social.

L’originalité de l’entreprise sociale tient au fait qu’elle est à la fois une affaire d’organisations sociales et de reconnaissance politique de celle-ci.

En ce sens, nous pouvons dire que l’entreprise sociale et également une entreprise solidaire qui s’organise autour de principes qui impliquent :

• des finalités de service à ses membres plutôt que de profit ;
• une autonomie de gestion où les processus de décision démocratique suppose la participation des usagers, travailleurs ;
• la primauté des personnes et du travail sur le capital dans la répartition des bénéfices
• une philosophie de participation, de prise en charge et de responsabilité individuelle et collective ;
• une utilité sociale et politique
• un espace d’innovation sociale au cœur des organisations sociales d’entraide.

En ce sens les entreprises sociales-solidaires peuvent offrir des passerelles entre la société civile et l’Etat. Elles permettent un ancrage social de proximité, car elles sortent du cadre habituel d’adaptation complète aux règles du marché et participent ainsi à la transformation sociale.

Un peu d’histoire…

Le terme d’entreprise sociale a été utilisé pour la première fois en 1987, afin de donner un nom à des nouvelles stratégies dont le but était de faire face à la crise du travail et à celle de l’assistance, dans des expériences «historiques» d’innovation des institutions et des politiques sociales qui voyaient le jour à différents endroits d’Europe et d’Italie en particulier.

Aujourd’hui, l’expression « entreprise sociale » circule dans des milieux assez hétérogènes: parmi ceux qui s’occupent, à titre différent, de privatisation ou de revalorisation de l’assistance sociale, ceux qui s’occupent de politiques du travail aptes à faire face aux licenciements et au chômage, dans le milieu du volontariat confessionnel et des dites «entreprises de non-profit».

Cette notion qui circule est utilisée avec des sens différents, voire opposés.

Dans les milieux originaires, entreprise sociale signifie surtout, mais pas seulement, «faire des entreprises qui produisent du social», qui créent de la valeur sociale ajoutée.

Le charme de l’entreprise réside dans le terme entreprendre.

Le motif central de l’idée d’entreprise sociale est de se demander, du moins d’essayer, comment pourrait être une assistance qui entreprend en investissant sur le seul vrai capital qu’elle possède, à savoir les personnes, et en commençant à leur donner du crédit.

A toutes, par principe : en reconnaissant qu’elles ont des capacités et qu’il s’agit alors de créer les conditions pour que ces capacités se mettent à l’oeuvre, puissent être utilisées et transformées en quelque chose de sensé et réel.

Une assistance qui entreprend a beaucoup à apprendre et à utiliser du marché. Des règles du marché, certes, comme tout le monde le dit, mais surtout de sa potentialité, de son bon côté : le marché crée des sujets. Tous, nous sommes fatigués de dire et de nous entendre dire que le marché exclut. Nous ne le savons que trop bien, mais de ce côté-là nous ne pouvons rien faire. Tandis que nous savons tout aussi bien que le marché n’est pas seulement cela, qu’il demeure un instrument - très imparfait bien sûr - de démocratie et de civilisation.

Le marché crée des sujets parce qu’il alimente les échanges, les rencontres, les expériences, les émotions.

Les entreprises sociales se développent aux frontières entre le monde de l’entreprise et de la production d’une part, et le monde de l’entraide sociale et des coûts sociaux d’autre part. Entre les frontières qui séparent et opposent ces deux mondes, il y a un espace pour convertir conjointement les énergies de la croissance économique et de l’entraide sociale, de sorte à y créer des synergies.

Il y a en ce sens beaucoup de ressources cachées et beaucoup de ressources gaspillées ; d’intérêt économique et de justice sociale, de soins et de travail, et de non-travail.

Il s’agit d’une possibilité réelle qui nous est donnée aujoud’hui en travaillant simplement avec ce que l’on a :

en remplissant ces frontières, en ouvrant des espaces d’inter-échange entre mondes jusqu’à présents séparés, en comparant des choses incomparables, en réunissant de ressources différentes et incommensurables, en transformant, comme le dit Geertz, « les différents types de connaissance en commentaires les uns des autres, les uns illuminant les aspects obscurs des autres ».

Aujourd’hui, cela est possible, ou peut-être nécessaire :

beaucoup de murs, en commençant par celui de Berlin, se sont écroulés, et leur écroulement a donné l’impression qu’enfin avait disparu aussi le schéma dualiste sur lequel reposait la réalité - les sujets, les actions - tout comme la connaissance de la réalité - les langages, les cognitions. Il s’agit d’une opportunité historique, comme beaucoup le reconnaissent, et pourtant d’autant plus lourde de dangers et de dégénérations potentielles, nous nous en rendons tous compte, que si elle n’est pas saisie.

Que se passe-t-il après l’écroulement d’un mur ?

Pendant un bref instant, il y a l’illusion de se découvrir dans un monde qui n’est plus divisé, mais « le désert s’élargit » et d’autres murs, divisions, dualismes, exclusions, ennemis se multiplient rapidement.

Paraphrasons ici Blachot, mais surtout, essayons de tirer profit du savoir accumulé sur les murs, sur leur épaisseur matérielle et cognitive, après tant d’années d’expérience obtenue en démontant, en déplaçant, en remontant des murs.

Pour éclaircir la métaphore nous pourrions dire que nous sommes des experts en institutions et en transformation institutionnelle.
Nous savons par expérience que les institutions ne disparaissent pas d’un jour à l’autre, qu’elles ne peuvent pas être abolies ni même créées de l’extérieur (par exemple, la création du marché dans les pays de l’Est ne peut pas se faire par l’importation).

Les institutions sont faites de matériel social, de gens, et de ce que les gens font et pensent ; ce matériel peut être modelé, transformé jusqu’à devenir méconnaissable, simplement par des processus sociaux.

Plus que détruire une institution, on peut la démonter. Plus que de s’écrouler, elle disparaît à la vue, avec des effets multiples.
Au contraire, la création d’une institution « entreprise sociale » ressemble plutôt à une invention (et certainement pas à une répétition).

Or, c’est ici que l’on peut mesurer l’ampleur de l’opportunité qui est offerte.

Cette opportunité se mesure en faisant oeuvre de transformation en utilisant les fragments des murs et les ressources qui se libèrent, afin que les débris de cet écroulement ne se cumulent pas, fragmentés et fossilisés, pour former des barrières insurmontables.

L’oeuvre de transformation institutionnelle, par rapport à laquelle les stratégies d’entreprise sociale ne sont qu’un premier pas montre, que le mur qui sépare dramatiquement deux mondes constitue l’un des dangers les plus graves: le monde de la production et celui de l’assistance, l’Etat et le marché, l’intérêt économique et la justice sociale, les lois strictes de l’économie et leurs coûts sociaux.

Le terme entreprise sociale est un oxymoron évident qui, au contraire, associe ces deux mondes: c’est le nom d’expériences, idées, stratégies qui travaillent sur cette séparation pour la transformer en un espace - en espace de frontière - dans lequel les deux mondes interagissent, en échangeant des raisons, des ressources, des langages; ils se contaminent réciproquement, en enclenchant des synergies d’où les deux puissent sortir enrichis.

Il s’agit d’une «utopie du faisable», d’une «pratique de l’utopie», d’une «possibilité réelle», un pari qui met en jeu tous les jours des personnes en chair et en os; improbable par les temps qui courent, mais, justement à cause de la gravité des noeuds que ces temps contiennent, important, au point que l’on ne peut pas le négliger.

Les stratégies d’entreprise sociale démontent les institutions. Elles « désinstitutionalisent »

Il est important de la valoriser pour reformuler son pari originel qui est de mettre en contact et créer des échanges, des liens, des synergies, entre le monde de la production et celui de l’assistance, des forts et des vulnérables, de l’accumulation de richesse et de la prolifération de misère.

Ces stratégies luttent contre la polarisation et ses multiples facettes. Ou, au moins, elles montrent le chemin dans cette direction. D’une part elles expérimentent et proposent des solutions afin de rendre l’assistance productive. Plus précisément, elles convertissent l’énorme quantité de ressources financières et humaines qui y sont attachées - y compris celles des destinataires, qui aujourd’hui sont gaspillées et dilapidées dans la marginalité et la chronicité des problèmes sociaux - de sorte à les investir (et non pas à les consommer) dans la production de bien-être social.

Cela équivaut, entre autre à ouvrir le champ de l’assistance à l’intervention de politiques, d’intérêts, de sujets à caractère économique, capables d’investir dans ces ressources en assumant la responsabilité de produire du bien-être social.

L’activité d’entreprise, entendue comme capacité de prendre des risques, en constitue l’ingrédient décisif.

D’autre part, les stratégies d’entreprise sociale se font une place dans le monde de l’économie, de la production et du travail, avec des unités productives orientées en priorité par des critères de politique sociale, en particulier celui de limiter les dégâts, les débris que « le vent froid du marché », qui aujourd’hui souffle violemment partout, laisse derrière soi.

Ces motifs sont d’ordre différent : intérêt économique et solidarité, le sens moral et sens économique, mais aussi le goût du défi et du risque, le plaisir de la qualité des rapports, des objectifs et des produits, celui d’apprendre ou de cultiver une passion.

ALORS QU’EST-CE QUE L’ENTREPRISE SOCIALE…OU N’EST PAS

1. L’entreprise sociale n’est pas une entreprise avec un peu de «social»

L’entreprise sociale n’est pas une entreprise avec une touche de social; celle-ci ne serait qu’une forme concrète possible (et même pas très intéressante en soi) de l’entreprise sociale.

Entreprise sociale et entreprise n’appartiennent pas au même ordre logique : la première est une stratégie, la deuxième est un des champs qui doit être investi par cette stratégie; probablement il ne s’agit même pas du champ prioritaire.

L’histoire entière de l’entreprise, du développement industriel et des théories économiques qui l’ont accompagnée se noue en plusieurs points avec les histoires - plus modestes, moins linéaires et convaincantes - de théories, modèles et stratégies qui reconnaissent et mettent en valeur les fonctions et les responsabilités sociales de l’entreprise.

Notre siècle, imbibé d’industrialisme et d’économisme, a été dominé par l’illusion du pacte entre capital et travail, en pensant qu’il était le centre principal, le moteur par excellence qui pouvait résoudre tous les problèmes sociaux. Tout ce qui restait en dehors, non résolu, était secondaire. D’autres histoires ont continué, de façon différente, à signaler la nécessité de reconnaître les limites de l’entreprise par rapport au social. Elles ont critiqué la prétention d’autonomie de la production industrielle par rapport à d’autres sphères (la famille et la reproduction sociale, la démocratie, l’éthique et la justice sociale). Elles ont mis en évidence la concomitance d’autres économies (l’économie du don, l’économie submergée). Elles ont élaboré des modèles et des pratiques, afin de responsabiliser l’entreprise par rapport aux transformations et aux déchirements qu’elle produisait dans le social.

Parmi ces histoires, les plus incisives sont probablement l’«économie sociale» (depuis Karl Polanyi), le mouvement coopératif , essentiellement italien, la démocratisation des principes sur la propriété de l’entreprise (autogestion et cogestion) et l’idée de l’entreprise-communauté (Olivetti).

Il ne s’agit pas seulement de cela. Les histoires ne cessent de se dérouler encore aujourd’hui et présentent des spécificités qu’il est nécessaire d’analyser afin de définir des points de contact et des différences, également pour distinguer l’idée et le projet de l’entreprise sociale et afin de créer et de construire des ponts entre l’économie et les autres mondes.

Il est important de s’intéresser :

• aux expériences des entreprises qui, en réduisant le nombre des collaborateurs, utilisent les charges sociales pour inventer de nouveaux espaces de marché et de production : nous pouvons faire une jointure.
• aux avertissements d’origine keynésienne sur le caractère sous-développé et sous-utilisé du marché : l’entreprise sociale travaille sur ces limites et crée des échanges économiques et sociaux dans des sphères exclues du marché.
• aux coûts des transactions, aux étranglements et aux faillites du marché et à ses lectures en tant qu’institution. Ceci parce que nous avons une expérience des institutions et nous savons comment les transformer et les dynamiser.
• aux expériences et aux stratégies d’investissement social, au marché social et aux économies de développement local, parce que nous partageons l’idée que le développement économique aujourd’hui dépend aussi de sa dimension écologique, de la socialisation des ressources financières et de la mise en valeur des capacités d’entrepreneur.

Bien sûr, nous nous intéressons également à l’histoire, en cours, de la coopération, car le problème de la démocratie et de la participation nous concerne de près : la raison sociale de l’entreprise sociale est «coopérative».

Tout ce qui bouge, au niveau théorique et empirique, au sein des anomalies du paradigme économique est important et cohérent avec les stratégies d’entreprise sociale, mais ne suffit pas à distinguer cette dernière.

La distinction est celle-ci : le point de départ des stratégies d’entreprise sociale n’est pas le monde de la production de richesses, mais celui de sa distribution et redistribution.

L’entreprise sociale est bien une entreprise productive, mais son lieu d’élection est le social.

L’entreprise sociale est une stratégie de transformation des organes administratifs et d’organisation de l’assistance, de l’aide sociale qui tend à investir dans les ressources matérielles et humaines qui y sont déposées, en commençant par celles des destinataires de l’assistance elle-même. Elle élargit donc les espaces d’action du marché et les possibilités d’entreprise, de travail et d’échange social.

L’entreprise sociale est donc une stratégie visant à transformer le social (par tradition improductif, coûteux) en activité d’entrepreneur.

La richesse existante dans le social, disponible pour l’entreprise sociale, peut être classée en quatre types de ressources essentielles :

1. les ressources humaines inutilisées;
2. les «cultures d’entreprise» inutilisées;
3. les ressources publiques inutilisées;
4. les ressources traitées en tant que coûts.

1. Ressources humaines inutilisées

Une grande partie de citoyens (personnes : au chômage, détenues, malades, retraités,handicapées, âgées, beaucoup de femmes,) ne sont pas appelés à produire. Au contraire, ils sont souvent invités - quand ils n’y sont pas obligés - à ne pas produire du tout.

2. Cultures d’entreprise inutilisées

Les compétences et les connaissances des producteurs ne circulent pas librement. Les technologies simples et accessibles à bien des personnes sont détruites et découragées par le système productif. Les capacités d’entrepreneur, de risque, d’invention et d’innovation, exprimées dans les mondes marginaux, sont neutralisées ou obligées systématiquement de se cacher dans les sous-bois de l’économie informelle.

3. Ressources publiques inutilisées

Elles sont immenses: immeubles publics, terrains de l’Etat, biens culturels, biens de l’environnement, etc.; mais aussi places abandonnées à elles-mêmes et terrains vagues.

4. Ressources traitées en tant que coûts

Les organes publics en général et ceux de l’assistance, de l’aide sociale en particulier, les spécialistes, la formation, les administrateurs publics, représentent un immense patrimoine de ressources qui sont traitées, qui fonctionnent et se comportent comme de simples coûts.

Il existe donc de vastes gisements de ressources qui pourraient devenir des capitaux pour l’entreprise sociale.

Pour cette raison, les choses qui bougent dans le monde de l’entreprise et de l’économie de marché sont intéressante, bien sûr, mais afin d’y chercher des points de contact, des espaces communs de ré-interprétation, des intérêts convergents et des synergies.

Par ailleurs, il existe un « marché de l’invalidation » et un « marché de la validation ». Nous devons faire basculer ces deux mondes. Le monde du «welfare» d’une part, et celui du marché du travail d’autre part. Tant que ces deux mondes seront séparés, parallèles et éloignés l’un de l’autre, ce sera toujours le désastre pour tous : pour celui qui travaille dans le bunker dudit marché du travail et pour celui qui est assisté.

On détruit des énergies pour reproduire une culture de l’assistance, tandis que l’argent de l’assistance devrait être utilisé pour activer les énergies - même résiduelles - des personnes.

Chacun possède des énergies, résiduelles ou non : on devrait utiliser l’argent pour les activer, au lieu de les supprimer, au lieu de donner en échange des allocations ou de proposer l’institutionnalisation et/ou l’internement.

Il s’agit ici d’un changement culturel profond, qui doit se produire au sein du système du «welfare» où des milliers de milliards sont dépensés pour assister les gens et où des centaines de milliers d’opérateurs sont formés pour les assister.

On pourrait imaginer que des parties importantes de ce système soient utilisées pour stimuler les gens et non pour les assister. Et que, par conséquent, des milliers d’opérateurs soient formés à reconnaître les ressources des gens et à les activer dans les milieux où ils vivent.

2. L’entreprise sociale n’est pas de l’assistance avec un peu de travail

Les stratégies d’entreprise sociale ont été localisées dans le secteur de l’assistance, mais ici il faut également distinguer et définir ce qui les différencie par rapport aux idées et aux expériences plus ou moins innovatrices qui y circulent.

Ainsi, « l’ergothérapie » a une longue tradition : à partir des «work-houses» du 18ème siècle, le principe du travail en tant que traitement moral des déviances a gardé une place stable dans l’histoire des institutions et des disciplines. L’oisiveté, «mère de tous les vices», est le principe qui, encore aujourd’hui, oriente les grands programmes d’«incitation à l’indépendance»; ou qui oriente, dans une version plus casanière, les communautés thérapeutiques qui font de la discipline du travail leur principal instrument d’organisation. Il faut immédiatement souligner que les stratégies d’entreprise sociale sont autre chose, elles sont même l’opposé de « l’ergothérapie ».

S’il est bien question de traitement moral des déviances, l’instrument dans ce cas ne consiste pas à (faire) travailler, mais à entreprendre, et dans des conditions économiques, relationnelles et d’organisation adéquates pour le réaliser. D’une part, parce que le but du « traitement » n’est pas de normaliser, mais de restituer aux gens la confiance et le respect de soi, leurs intégrité et complexité; d’autre part, parce que la liberté, l’autonomie et la responsabilité se développent avec l’usage.

S’il s’agit bien de travail, ce ne sont pas la discipline, la fatigue, le sacrifice et la privation qui comptent, mais l’imagination, le risque, le plaisir de faire et la valeur ajoutée qui est produite pour soi et pour les autres.

Nous parlons de contextes où l’in-discipline - celle des personnes toxicomanes, des personnes malade mentale, des chômeurs chroniques - est une donnée de départ que l’entreprise sociale ne se propose pas de normaliser, mais de valoriser et reconvertir en énergies de vie. Elle le fait, même en cassant les mécanismes de discipline qui fonctionnent à travers des institutions et des professions spécialisées, où la complexité de la vie est réduite et astreinte au seul rôle d’assisté : « toxico, malade mental, handicapé, mère seule, chômeur, personne âgée »….

Cela dit, nous pouvons remarquer qu’il y a trois types différents d’institutions dans le monde de l’assistance. Ou mieux, il y en a deux : le troisième type se profile comme une «possibilité réelle», dont la concrétisation représente la notion de pari de l’entreprise sociale. Il y a deux passages cruciaux qui définissent les différences entre l’un et l’autre type.

Le premier type d’assistance est celui qui s’incarne dans l’institution totale. Il est fondé sur la privation de liberté et de subjectivité juridique, morale et économique de la personne et est basé sur la dépendance, sur les rapports de domination et de subordination personnelles.

Le passage du premier au deuxième type, la croissance du «welfare», trouve ses différences dans la désinstitutionnalisation, les droits civils et sociaux, les professions de service, le patient défini comme usager, etc. Les services sont le pivot du deuxième type d’assistance. Leur principe fondamental d’organisation est la prestation de spécialistes, allouée par des critères de droit et au travers de relations de type contractuel - ou qui voudraient être telles. Toutefois, ces relations sont toujours très asymétriques : d’une part, il y a une personne qui a un besoin, un problème, une souffrance plus ou moins graves et urgents et, d’autre part, il y en a une autre qui détient le «savoir-pouvoir» de répondre à ces questions. Quelqu’un connaît le code pour définir ce besoin; par ailleurs quelqu’un d’autre doit savoir, pouvoir et vouloir exprimer et aussi entendre ce besoin, s’il veut trouver une réponse. Donc, la dépendance ne disparaît pas vraiment, elle se transforme. Elle devient dépendance impersonnelle, institutionnelle. Elle devient loyauté, soumission à l’ordre du discours et aux attentes de comportement du service et de ses spécialistes. La subjectivité et la liberté de la personne sont reconnues à travers l’attribution d’une seule qualité : la personne en question est un assisté.

Ainsi les différences fondamentales entre les deux types d’assistance sont:

• les rapports qui constituent le premier sont des rapports de dépendance personnelle qui aboutissent principalement à l’invalidation en tant que «déstructuration du soi»;
• les rapports qui constituent le deuxième type sont ceux de loyauté institutionnelle fondée sur la confiance et sur l’infantilisation. Ils aboutissent principalement à l’invalidation en tant que réduction de la personne au rôle d’assisté.

Nous savons bien que la schématisation de ce deuxième type sera la plus susceptible de provoquer le mécontentement parmi nos lecteurs très spécialisés ou très impliqués. Mais l’impuissance croissante de ce type d’assistance débouche sur une voie. Une voie risquée, où les pressions exercées sur les destinataires de l’assistance à jouer un rôle actif, à mettre en pratique leurs compétences et leurs responsabilités, se mêlent aux poussées vers la privatisation, l’abandon et l’internement plus ou moins «sauvages».

Les stratégies de l’entreprise sociale travaillent à la reconstruction d’un tissu d’échanges sociaux, parce que les «droits de citoyenneté» doivent être construits matériellement et, d’un point de vue pratique, doivent conduire à la reconnaissance, à la «validation» des personnes.

Cela se fait en cultivant des relations de confiance et en créant des conditions d’estime de soi.

La confiance n’est pas une caractéristique morale ou psychologique des individus ou de chaque relation interpersonnelle : cette notion est intéressante si on l’applique à des associations, des institutions ou, plus généralement, aux échanges sociaux, y compris le marché. Néanmoins, elle implique l’«auto-confiance», c’est-à-dire la possibilité d’avoir confiance en soi-même.

Trois conditions sous-tendent la confiance :

• le crédit, matériel et moral, des personnes; les possibilités morales et matérielles d’honorer les engagements. En d’autres termes, on ne peut pas offrir des rapports de confiance, si les personnes ne sont pas pourvues de quelque crédit et si elles n’utilisent ou n’investissent pas ce crédit dans des rapports, des entreprises ou des projets;
• les conditions de reconnaissance et d’échange de confiance : un «nous», un principe, même minime, d’appartenance; ou, si l’on préfère, cette appartenance et ce langage commun qui précèdent les échanges sociaux;
• l’espace, la distance entre les personnes, la non-intrusion et la sauvegarde de leur intégrité : la confiance se nourrit de la possibilité d’entrer en compétition, en conflit, et de la possibilité de «faire défection», de «sortir» (dans le sens qu’ Hirschman donne à ces notions). Dernière caractéristique importante: la confiance génère des rapports de confiance, c’est une ressource qui croît avec l’usage.

La confiance, implique l’«auto-confiance» : elle se nourrit d’auto-estime - et en produit à son tour.

Comme le dit Rawls, nous faisons confiance aux autres si nous nous trouvons dans un contexte qui nous encourage à nous faire confiance. A savoir, si nous croyons en notre capacité de mener à terme notre projet de vie et de la réaliser, si nous pensons qu’il le mérite. Voilà ce qu’est, au sens propre, l’auto-estime.

Donc, un contexte qui nous encourage et qui crée ces conditions. Il s’agit d’un contexte institutionnel d’assistance capable de produire les dites conditions. C’est le troisième type d’assistance, préfiguré par les stratégies d’entreprise sociale.

Une assistance (fait d’être présent) qui, comme nous le disions, produit la «validation».

L’entreprise sociale est un contexte d’assistance structuré sur des rapports qui diminuent l’incertitude et la méfiance à l’égard de soi et envers les autres, qui augmentent le sens de sa propre valeur personnelle et capitalisent le plaisir que l’on tire des choses que l’on fait.

Ce que nous faisons par nous-mêmes, ce que font les autres, ce que l’on fait ensemble.

Ainsi la question du «travail», comme on peut le constater, peut être reformuler en termes différents. Différents de l’ergothérapie, qui est une manière de comprendre le travail adoptée par le premier type d’assistance, l’institution totale, le «lieu zéro de l’échange», comme elle a été définie. Le travail non en tant que droit et exercice de liberté, mais au contraire, en tant que rituel de subordination.

Différents aussi du «travail assisté», auquel on donne aujourd’hui beaucoup d’emphase, conçu à partir des services; le «travail parking» des ateliers protégés, où il s’agit de « tuer le temps » dans quelques activités artificielles, séparées de la vie réelle, qui infantilisent les personnes; le «travail prime», pour ceux qui y arrivent, pour ceux qui méritent l’investissement d’un programme de réhabilitation; le «travail normal» et normalisateur des insertions à travers l’occupation; le «travail pédagogique», comme thérapie de normalisation; le «travail solidaire» de certaines coopératives sociales, qui reproduisent les liens de loyauté; le «travail occupation», qui réduit le travail au la «place de travail» et l’«auto-estime» au simple salaire reçu.

La différence entre entreprise sociale et travail assisté se situe sur trois niveaux :

le premier niveau concerne la nature et la signification du travail. Les diverses formules de travail assisté sont encore toutes fortement marquées par l’idéologie, l’éthique du travail : le travail en tant que valeur en soi, en tant que mesure de la valeur des personnes. Sinon, elles en représentent la parodie, car peu de personnes réussissent à rentrer, par cette voie, dans la normalité d’une vie de travail ordonnée, tandis que beaucoup la parcourent pour confirmer un destin d’exclusion. Quoiqu’il en soit, le nombre de ceux qui continuent de tomber à côté, résidus incohérents et incompatibles produits par ce monde de normalité, est en augmentation constante.

Surtout, dans la phase actuelle de retour à la précarité du travail, où, comme le remarque Robert Castel, les sécurités économiques, normalisatrices et syndicales, les droits, les garanties, les identités de classe ou professionnelles, sont en train de devenir le souvenir d’un tour de force qui, dans un contexte historique, n’en est que plus bref et circonscrit. Le monde de l’assistance redécouvre le mythe du travail au moment où, au contraire, dans le monde du travail sont enclenchées des dynamiques aux effets incalculables, qui mettent en doute le statut même du travailleur.

Entendons-nous : le point de distinction ne se situe pas entre travail et non-travail. Dans l’entreprise sociale on travaille, et même beaucoup : s’il faut faire une livraison importante, préparer un repas spécial, établir un bilan, on travaille le samedi, le dimanche, et même la nuit.

Un point de distinction est la qualité du travail, surtout la qualité des rapports, des processus et des contextes de production, qu’il s’agisse d’une entreprise de nettoyage ou de portage.

Dans l’entreprise sociale on préfère parler non pas de travail mais d’«activité». On peut travailler peu ou beaucoup. On peut aspirer à un autre travail. On peut revendiquer et se disputer sur qui travaille, pendant quelle durée, et avec quel gain.

Mais c’est le sens du travail qui est différent : pardonnez-nous cette notion subjectiviste, bonne pour tous les usages, mais nous voulons souligner que ce que l’on fait on le fait pour soi-même. Ou, du moins, on essaie de contrôler la dimension hétéronome du travail. On parle d’activité, parce que plus que le «logos» (la rationalité de l’intérêt) et plus que l’«ethos» (les justifications morales) du travail, on valorise le «pathos», à savoir, le goût, la détermination, le plaisir de faire. Plus que les raisons matérielles (le gain), plus que les raisons morales (le devoir), comptent les raisons esthétiques, la dimension sensible de l’activité.

Le deuxième niveau concerne le rôle du travail dans l’assistance. Pour parler d’entreprise sociale, il ne suffit pas qu’un service - prenant en charge, par exemple, des personnes malades mentales ou toxicomanes - enrichisse la gamme de ses prestations spécialisées en fournissant à quelques-uns de ses assistés des espaces de réhabilitation à travers le travail, en affectant un de ses opérateurs aux cas d’insertion par l’occupation, ou en destinant une partie de son «day hospital» à quelques activités artisanales au niveau du jardin d’enfants, ou en instituant un lien avec une coopérative engageant des personnes handicapées physiques, mentales ou sociales.

Il est significatif de constater que, dans le langage médical spécialisé, tout cela est relégué sous le chapitre «activités extra-cliniques». Cela ne suffit pas parce que, dans ce cas, la dimension travail s’inscrit dans l’immuabilité de l’assistance, des services, qui offrent cette prestation parmi leurs prestations spécialisées, sans mettre en discussion les logiques de la spécialité et de la prestation, et la relation duelle et intransitive opérateur-usager.

Dans l’entreprise sociale le travail n’est pas un champ capable d’élargir l’offre des services, mais «un instrument pour transformer» les services mêmes ou, mieux encore, pour transformer le statut des rapports entre opérateurs et usagers, entre professionnels de l’assistance et assistés. Les premiers ne donnent pas (avec les colloques, les médicaments, les aides économiques) de travail aux seconds, mais travaillent avec eux. Leur tâche professionnelle consiste à entreprendre une activité avec eux. Principalement une activité productive, où il s’agit de décider d’un projet, d’inventer la ligne d’un produit, de toucher au matériel, de le confectionner et de le commercialiser, de faire des choix de bilan, de trouver des capitaux, etc.

Le troisième niveau concerne le rôle du travail dans la construction de la solidarité. Pour parler d’entreprise sociale, il ne suffit pas que l’on fasse du travail communautaire la raison d’être et le principe d’organisation d’une assistance en alternative aux services. Il faut au moins que, sur ces bases, le travail devienne une tâche accessoire à ces services et qu’il n’ait ni le pouvoir ni l’intention de transformer le statut institutionnel de l’assistance. Nous parlons, en particulier, des coopératives de solidarité ou de lutte contre la marginalisation, mixtes ou sociales, qui mènent des activités de formation professionnelle et d’insertion à travers le travail pour des personnes handicapées. Dans ce cas précis, le sens d’appartenance, la solidarité interne et le partage d’un projet commun sont fondamentaux. Nous n’entendons pas sous-estimer la valeur et l’importance de cet archipel ni celles des ressources du volontariat et de la solidarité auxquels les coopératives font recours. Au contraire, il s’agit d’un terrain de culture fondamental pour les stratégies de l’entreprise sociale. Cependant il faut également établir ici des critères déterminants, afin de reconnaître lesquelles parmi ces initiatives se dirigent vers l’entreprise sociale et quand et comment elles le font.

3. L’entreprise sociale n’est pas le «social en tant qu’entreprise»

Le «social en tant qu’entreprise» évoque des images d’utilisation du social - de la reproduction sociale, de l’organisation de la vie en société de biens et de services collectifs, etc. - à des fins privées, d’avantages ou de profits (de particuliers ou de lobbies). Mais ce n’est pas dans cette direction que nous voulons établir les distinctions.

Le «social en tant qu’entreprise» qui nous intéresse désigne plutôt la création et le développement de l’entreprise sur la base du besoin de biens communs nécessaires au «bonheur public», comme on le disait à l’aube de la société moderne.

Deuxièmement, il nous semble important d’établir quelques points de distinction qui nous soient utiles pour éclaircir ce qu’est l’entreprise sociale et quelle place elle occupe, et qui soient utiles à nos interlocuteurs actuels ou potentiels - travaillant dans ce milieu - pour se définir et se situer, pour trouver des termes plus précis et plus importants que confrontation, conflit, échange, et pour découvrir également un éventuel enrichissement réciproque.

Il existe deux types de différences.

Le premier concerne l’utilisation de l’espace entre les mondes du marché et de l’Etat : il faut établir si et jusqu’où il est possible d’utiliser cet espace pour réunir ces deux mondes, pour transformer les logiques de fonctionnement que la séparation alimente dans chacun d’entre eux et pour créer des synergies.

Nous nous rendons compte que, ainsi exprimé, ce point est générique ou n’est, tout au plus, qu’allusif. Il se limite à nous dire que l’entreprise sociale n’est pas seulement tout ce qui croît à l’ombre de l’impuissance de l’Etat, dans une apparente autonomie et sans incidence sur cette impuissance. Par ailleurs, ce point est tellement indissociable de la raison d’être de l’entreprise sociale, qu’il devient le fil conducteur.

L’entreprise sociale est, elle aussi, une forme de mélange entre public et privé dans la production de biens publics. Nous parlons effectivement de biens publics, car nous préférons formuler ainsi le problème plutôt que d’utiliser d’autres expressions qui circulent (réponse aux besoins sociaux, activation de solidarité par rapport aux personnes désavantagées, etc.). Ainsi, le problème peut être situé au niveau d’«exigence» qui nous concerne ici : un niveau qui nous a été légué par le vieux «welfare State», par sa prétention de redéfinir les besoins sociaux en tant que droits et de protéger ces derniers en tant que biens publics et par sa promesse de justice sociale.

Il est donc question de justice sociale.

Pourtant, en aval de toutes ces raisons d’insuccès, l’exigence demeure. A moins de renoncer à construire une «société juste» (parce que la justice est divine, donc il est question de conscience et de charité, ou parce que l’exigence est impropre, étant donné qu’il s’agit d’économie), nous devons nous demander s’il existe une instance de justice sociale dans les formules d’offre privée de biens publics et en quoi elle consiste. Nous devons aussi nous demander sur quels principes elle se fonde et à quels processus elle est confiée, parce que le point distinctif que nous voulons établir est le suivant :

L’entreprise sociale investit dans le social pour produire de la justice sociale.

Pour cela, il y a la nécessité de formuler les principes et les procédures des critères d’évaluation qui doivent respecter le niveau de complexité, où sont en jeu en même temps les objets à évaluer - techniques et instruments d’intervention, produits et résultats -, mais également les sujets et les processus de l’évaluation.

Quelques-uns de ces critères peuvent être:

• qui travaille dans l’entreprise ?
• quels sont les rapports de travail ?
• le travail y est-il considéré comme un besoin, un droit ou un domaine d’auto-réalisation ?

Les considérations sur le travail exposées ci-dessus s’appliquent également dans ce cas. A savoir, il ne suffit pas de donner la possibilité de travailler et de gagner un salaire. Il ne suffit pas non plus d’offrir un travail assisté ou l’intégration dans la discipline du travail. Seuls comptent les rapports et les raisons du travail.

Les stratégies d’entreprise sociale suivent une autre direction : ces personnes sont des associés à tous les niveaux. Elles sont soutenues et promues en tant que partenaires actifs du projet d’entreprise, parce qu’il est nécessaire de développer leur capacité d’entreprendre. Les processus de travail et les projets d’investissement se déroulent par rapport à leurs énergies et à leur potentiel.

L’entreprise sociale investit dans la formation des personnes, en valorisant leurs intérêts et compétences et en multipliant à travers eux les liens et les échanges internes avec le contexte social.

• Qui prend les décisions dans l’entreprise ?
• A travers quels processus et quels rapports de rôle ?
• Redistribue-t-on les pouvoirs ou renforce-t-on les centres de pouvoir ?

Il s’agit là du problème technique du «management» de l’entreprise, qui renvoie cependant à des questions plus fondamentales. Il y a des cas où la division du travail, la distance entre la personne détenant le pouvoir décisionnel et entrepreneur et la personne qui travaille dans la production se maintiennent et se renforcent. Qu’il s’agisse d’un «chef» ou d’une institution, c’est un mécanisme de verticalisation du pouvoir qui est en cours. Les succès de l’entreprise justifient et renforcent ce mécanisme. L’entreprise sociale, au contraire, comporte une co-participation, avec quelques qualités en plus par rapport à la démocratie économique.

En effet, son succès se mesure sur la co-responsabilisation, sur le développement des capacités de choix et de risque et sur la capacité d’entreprendre de tous les membres, surtout pour les plus faibles.

Pour cette raison, la différenciation entre les rôles décisionnels et les rôles exécutifs se trouve réduite et menacée par les tentatives continuelles de socialiser les processus décisionnels.

• A quel usage sont destinés les profits ?
• Comment sont formulés les projets et les choix ?
• Plus généralement, dans quelle direction l’expansion de l’entreprise s’oriente-t-elle ?

Les investissements de l’entreprise sociale sont guidés, par le but de développer les capacités d’entreprise de ses associés qui en ont le plus besoin ou d’autres personnes qui, par ce moyen, pourraient devenir des associés. L’expansion de l’entreprise sociale se mesure à la multiplication d’activités et de travail, d’espaces d’entreprise, où chacun trouve la possibilité de cultiver ses capacités, ses intérêts, ses compétences, ses liens avec le monde et ses sphères d’autorité. Pour ce faire, elle a besoin aussi de capitaux.

• Crée-t-on une entreprise et la développe-t-on par rapport aux besoins ou aux capacités des personnes ?

A première vue on pourrait penser que cette question établit une différence entre les entreprises de non-profit d’assistance et celles de production qui emploient des personnes handicapées. Ce n’est pas si simple. Cette différence concerne toutes les entreprises. On peut engager quelqu’un dans le seul but de répondre à son besoin de travailler (de «faire quelque chose» ou de «gagner quelque chose») ou bien, dans le but de promouvoir ses capacités. Au contraire, on peut faire de l’assistance à partir des carences, des handicaps, des faiblesses des personnes, en les traitant comme des destinataires passifs et nécessiteux, ou à partir de leurs capacités, même «résiduelles», comme on le dit dans notre jargon, en les «aidant à s’aider» et à reprendre leur vie en main.

• Reproduit-on des ghettos, des communautés séparées fondées sur le besoin, ou travaille-t-on à l’élimination des séparations?

Nous pensons que le point de distinction vraiment fondamental s’appuie sur le mode préliminaire suivant : le principe du ghetto qui est en tout cas en cours. C’est le principe de la séparation qui divise le monde en deux parties. L’entreprise sociale travaille sur l’élimination de cette séparation des ghettos. Elle œuvre pour le mélange des richesses et de la misère, des problèmes et des ressources, afin que les deux puissent circuler dans la vie sociale et que les modes et les raisons d’échange social se multiplient.

L’entreprise sociale, au contraire, veut recycler la richesse existante, qui n’est pas concentrée en un seul endroit. Plus on s’enferme dans une communauté de personnes présumées égales, plus on rend difficile l’accès à la richesse sociale. Plus on se disperse dans la richesse sociale, plus on peut relier les fils et reconstituer les circuits. L’entreprise ne propose pas le libéralisme, mais un régime de compétitivité par objectifs.

• Valorise-t-on les caractéristiques individuelles et les différences en les développant et en les enrichissant ou bien reproduit-on des gens «différents», des discriminés ou des enrégimentés ?

Trop souvent, de louables initiatives comme un centre d’accueil pour immigrés ou d’assistance pour personnes handicapées moteurs, un atelier protégé pour personnes handicapées mentales, offrent des biens et des services à ces gents «différents», mais les confirment aussi en tant que tels. Ces initiatives renforcent la notion de différence «par rapport» - par rapport à la normalité, à la norme. Les stratégies d’entreprise sociale, au contraire, valorisent les différences «entre» les personnes. Elles valorisent les mélanges en tant que multiplicateurs de relations, d’échanges et d’expériences, en tant que ressources de singularisation.

Pour cette raison, l’entreprise sociale ne se comporte pas seulement en opérateur économique dans le marché, mais devient elle-même le marché, tout en restant un service d’assistance et d’accueil. Elle est alors un marché intéressant, une «place de marché», où s’accumulent, se croisent et se multiplient les demandes et les échanges. Où les classes sociales se mélangent et collaborent, les individus se regardent et travaillent (et ont également le droit d’être aussi très différents).

Un lieu où le corps social se reconnaît, existe dans son entier et où il est difficile d’échapper au charme de son fourmillement. Ici, on se singularise par la participation.

• Quelles communauté, appartenance, solidarité prennent forme : celles fondées sur la segmentation par ressemblance ou celles fondées sur la multiplication d’échanges et d’inter-dépendances entre des singularités multiples et différentes ?

Les stratégies d’entreprise sociale sont des projets collectifs qui, eux aussi, comptent beaucoup sur le sens d’appartenance et sur l’identité du groupe. D’ailleurs, la théorie de l’entreprise a reconnu à cette dernière un rôle stratégique. Dans ce sens, l’entreprise sociale ressemble davantage à une entreprise qu’à une communauté thérapeutique.

Cependant, elle présente une spécificité concernant le produit : la nature du projet et la force dont s’alimente l’identité du groupe visent à produire le bien-être des personnes, à créer une justice sociale.

L’identité de groupe dans l’entreprise sociale se produit en «créant» la justice sociale. En effet, il ne s’agit pas seulement de respecter des principes de justice prédéfinis, en suivant les procédures et en accomplissant honnêtement sa tâche de redistribution, bien délimitée et compartimentée, mais plutôt d’élaborer et de transformer les principes de justice.

Il s’agit avant tout de construire, d’élargir, de socialiser les processus sociaux où se produisent cette élaboration et cette transformation. Cela se fait à travers un travail quotidien, banal mais concret, qui change les structures et les habitudes administratives et techniques de l’assistance. C’est une activité qui vise avec insistance à briser les séparations entre le monde de l’assistance et le monde de la production et à redistribuer non seulement les biens, mais également les pouvoirs.

Elle a aussi pour but de valoriser les caractéristiques individuelles, les différences, les capacités de chacun, de multiplier les espaces, les objets et les raisons d’échange social. Une activité qui vise à produire socialisation et non pas solitude ou communauté.

Pour cette raison, il nous semble que toutes les questions formulées auparavant s’articulent autour de la dernière :

• quelle solidarité ?

Pour la formuler, comme le titre l’indique, nous avons dépoussiéré la terminologie de Dirkheim, parce que c’est bien au problème de la solidarité, en tant que synonyme de connectif social et non d’«altruisme», que nous devons faire face.

Il doit bien exister un moyen de dépasser la tolérance sans parti pris, en évitant cependant de nous plonger dans une communauté sans conflits et sans «issue». Il doit bien y avoir une troisième possibilité entre modèle hiérarchique et modèle individualiste. Le pari de l’entreprise sociale porte justement sur cette «possibilité réelle».

AINSI POURRA NAÎTRE LA RESILIENCE INSTITUTIONNELLE ET SOCIALE.