L'intégration des personnes handicapées passe par la participation sociale.
Un interview de Alain Dupont réalisé par Eliane Jubin et Philippe Rebetez.

Dans vos conférences vous présentez le handicap comme une cause d’exclusion sociale et ceci malgré les dispositions législatives. Concrètement, comment cela se manifeste-t-il ?

image Le handicap est avant tout un phénomène social. La cause première de l’exclusion sociale d’une personne dite « handicapée », ou en situation de handicap, n’est pas sa déficience et l’incapacité qui en découle, mais le regard de l’autre qui lui cause préjudice, qui le « handicape » et l’ensemble des facteurs environnementaux qui entrave la réalisation des habitudes de vie.

L’exclusion se manifeste concrètement, de multiples façons, parfois de manière subtile, parfois de manière plus évidente. Il est vrai qu’aujourd’hui, les dispositions législatives protègent mieux les personnes handicapées des formes d’exclusion plus classiques et brutales comme l’internement asilaire, la camisole de force, les colonies et les écoles de redressement, pour n’en nommer que quelques-unes. Ces formes d’exclusion existent toujours, mais sont, heureusement, moins prévalentes. Mais les bonnes intentions du législateur n’empêchent aucunement les formes d’exclusions plus subtiles, plus systématiques et tout aussi dévastatrices que les formes plus brutales. La personne handicapée qui n’a pas été en mesure de réaliser des apprentissages, de recevoir une formation scolaire et/ou professionnelle qui lui aurait permis d’acquérir les compétences dont elle a besoin pour s’intégrer socialement et/ou professionnellement est victime d’une première exclusion : sous prétexte de lui donner une formation dite « adaptée », on l’aura regroupée avec d’autres personnes handicapées pour lui offrir une éducation adaptée à ses incapacités, et non une éducation socialisante adaptée à ses capacités. Cette personne, par la force des choses, sera exclue trop souvent de la vie sociale, du marché du travail régulier, rémunérateur. La pauvreté qui en résultera la forcera à vivre en marge de la société, de son économie, de sa culture. Marginalisée, pauvre, ayant peu de compétences sociales, techniques et aucun acquis professionnel, elle n’aura pas la possibilité de présenter un parcours de vie intéressant, ne serait-ce que pour faire un stage d’apprentissage ou encore de participer à la vie sociale et culturelle de sa communauté. Sa pauvreté matérielle et son exclusion des bonnes choses de la vie se conjugueront avec ses déficiences et ses incapacités et renforceront les perceptions négatives à son égard, diminuant du même coup son estime de soi et sa confiance. Un cercle vicieux sera créé et il lui sera presque impossible de s’en sortir. Cette situation d’exclusion sociale est très courante tant chez les personnes handicapés que dans d’autres groupes de la société, par exemple chez les jeunes, notamment les jeunes provenant de milieux défavorisés.

L’intégration d’une personne en situation de handicap passe aussi par sa capacité à se conformer à une norme. Cette recherche de la ressemblance ne va-t-elle pas gommer son droit à la différence?

Le commun des mortels aspire à la différence et l’originalité tout en se conformant aux normes sociales qui lui sont proposées ou imposées. L’adolescente qui s’habille de manière excentrique à ses yeux (et aux yeux de ses parents !) se conforme à une norme édictée par son groupe d’amis, par la mode et par les média. Heureusement que nous sommes tous différents les uns des autres, et non des clones ! Heureusement aussi que, collectivement, toutes ces personnes originales, différentes, singulières, par rapport à qui nous sommes, se conforment aux normes sociales qui nous permettent de vivre et de prospérer ensemble, en sécurité. Il est facile de se cacher derrière le droit à la différence des personnes handicapées pour justifier le fait qu’elles sont exclues ou mal traitées. Facile, parce que les différences qui les stigmatisent, qui les dévalorisent sont les leurs, pas les nôtres. Si demain matin je suis victime d’un accident d’automobile qui me laisse défiguré et édenté, je peux décider de vivre ma « différence » ou je peux décider de faire appel à la chirurgie reconstructive, aux prothèses ou implants dentaires et à la réadaptation. La grande majorité d’entre-nous ferait tout en son possible pour rechercher une ressemblance avec l’autre plutôt qu’une différence dans de telles circonstances. Pourquoi en serait-il différent pour les personnes handicapées ou en risque de dévalorisation, à moins que ce ne soit-là qu’une autre façon parmi d’autres pour perpétuer leur dévalorisation sociale et leur exclusion. Si une personne aux prises avec les conséquences d’une dépression a perdu la motivation de soigner son hygiène corporelle, nous ne lui rendons pas service en ne la motivant pas à se laver, à brosser ses dents et à se vêtir convenablement avant de rencontrer un employeur sous prétexte qu’elle a droit à sa différence. La conformité aux normes sociales pour les personnes ayant des incapacités comme pour les bien portantes est un des fondements de nos sociétés démocratiques, libres. Intégrer la société et y participer implique pour tous un équilibre fait de compromis entre nos différences et nos ressemblances.

Pouvez-vous donner un exemple d’intégration réussie ?

Je pourrais en donner des dizaines, voir des centaines ! Je vous donne l’exemple tout simple d’un homme dans la quarantaine, aux prises avec de grandes difficultés psychiatriques persistantes, qui vit en appartement dans un quartier populaire de Genève depuis plus de 25 ans. Cet homme fut une des premières personne avec de telles difficultés que j’ai accompagnée dans son intégration sociale dans le cadre de l’Association Trajets. Accompagner cet homme a voulu dire un travail de réseau sur la durée, un emploi dans une entreprise sociale comprenant des contacts quotidiens avec des clients, l’utilisation de soutiens et de structures de loisirs tels la Pierre Bleue, lieu de vacances en Normandie, des lieux de rencontres et d’accueil, un accompagnement discret au niveau de son logement. Quand quelqu’un le croise pour la première fois sur la rue, il paraît différent, à tout le moins original, voir même un peu bizarre. Pour les habitants du quartier qui le croisent tous les jours il est devenu par force d’habitude un des leurs, plus semblable que différent, avec ce que cela peut comporter de positif et de négatif. Si on lui adresse la parole pour la première fois, il ne sera pas très loquace, s’il consent même à dire un mot ! J’ai un collègue qui le rencontre régulièrement depuis 20 ans et ce n’est que dernièrement que ce dernier a eu le plaisir d’être reconnu par celui-ci. Ils ont même échangé deux ou trois mots. Ils ont partagé un bout de trottoir pendant quelques minutes. Immense progrès ! En 25 ans, il commence à peine à s’adresser à quelques personnes dans le quartier. Il est reconnu comme un homme solitaire, poli, peu bavard, bien soigné, très mince, habillé parfois de manière excentrique, surtout en été, toujours pressé pour aller travailler ou pour revenir à la maison. Son appartement commence à être meublé convenablement, selon ses goûts et ses moyens. Peu de gens connaissent son nom. Il est intégré, à sa manière, dans le quartier et y évolue à son rythme. Il a ses habitudes. Il a ses commerces, ses milieux. En 25 ans, il n’a jamais plus été hospitalisé. On dira, avec raison, que ses traitements médicaux ont eu un effet bénéfique. Mais sur la durée, c’est sa lente intégration dans le quartier et la qualité de vie qu’il s’y est développé, avec de l’aide, qui a fait la vraie différence. J’ai beaucoup appris de cet homme, et je continue à apprendre de lui. J’ai appris, entre autres que l’intégration sociale de personnes qui ont de graves difficultés psychiques est possible. Il faut un accompagnement stable, avec de la continuité dans les relations, juste ce qu’il faut de structure, un travail ou une occupation régulière valorisante, et… du temps.

A Genève vous avez créé « Trajets ». De quoi s’agit-il ?

A l’origine, en 1976, il y a la réflexion d’une équipe du centre psychosocial des Pâquis : pour une partie de sa clientèle, des personnes considérées comme malades chroniques, inactives, très isolées et marginalisées, le type de prestations proposées est inadéquat et incomplet. C’est ainsi qu’est né le “Quatre”, lieu d’accueil et de rencontre non médicalisé, afin d’offrir à cette population des services d’une approche nouvelle.

L’originalité de ces services reposait sur un renouveau du regard posé sur ces personnes, et sur la collaboration avec des bénévoles ainsi qu’avec des habitants du quartier.
En 1979, face aux demandes accrues et pour développer cette nouvelle approche, une association privée à but non lucratif voit le jour : l’association Trajets.
Depuis lors, Trajets, maintenant devenu Fondation, s’efforce de satisfaire aux demandes d’aide de personnes qui, en raison d’un handicap ou de difficultés psychologiques ou psychiatriques, souvent conjuguées à une dégradation de leurs conditions de vie, se trouvent mises à l’écart de la vie sociale. Le plus souvent, ces personnes se trouvent dans une situation de dépendance et d’isolement : incapables de travailler, de prendre en charge leur vie quotidienne et de maintenir des relations avec leur entourage.

Dès le début, Trajets a choisi de développer des moyens concrets pour aider les personnes confrontées à de telles situations à retrouver la place qui leur convienne au sein de la collectivité. Ces moyens reposent sur une approche globale de la personne et de ses difficultés. Ils visent à créer ou recréer  l’ensemble des réseaux politiques, économiques et sociaux susceptibles d’offrir à chacun l’accès à des conditions de vie aussi proches que possible de l’ensemble de la population, en évitant au maximum les habituels phénomènes d’exclusion. Au cours des ans, l’offre de Trajets s’est étoffée. Le lieu d’accueil est devenu un programme psychosocial proposant accueil, accompagnement, aide au logement et réadaptation au travail. D’autres programmes ont vu le jour : le programme sociocommunautaire, dont les services sont axés sur le développement des réseaux sociaux de la personne et visent à faciliter la réalisation de ses projets personnels liés à la communauté, dans les domaines culturel, artistique et des loisirs. Acquise à l’idée que dans notre société, la valorisation passe par le travail, Trajets a progressivement créé différentes entreprises sociales pour offrir des possibilités de travail et de réinsertion à ses clients : maraîchage et paysagisme, imprimerie, copy-service, éditions, services de bureau, deux restaurants, pantes aquatiques, infographie, maintenance et messagerie, centre de vacances et de formation. Enfin, des centres de jour proposent différentes activités artisanales et artistiques.

Depuis sa création, dans son combat contre l’exclusion sociale, Trajets est confrontée à un défi permanent :  contribuer, par son action et par la réflexion entreprise, à l’élaboration d’un véritable projet social, qui puisse être partagé par l’ensemble des acteurs sociaux : décideurs politiques comme intervenants du champ social ou sanitaire.

Nous vivons dans une société de plus en plus exigeante. Comment dès lors des personnes qui rencontrent des difficultés psychologiques ou psychiques peuvent-elles s’intégrer dans le monde du travail par exemple?

Le travail à Genève, en Suisse et dans bien des pays comme le nôtre, est la voie par excellence pour assurer son intégration sociale. La valorisation sociale d’un adulte passe bien souvent par son rôle de travailleur, de professionnel. Trop peut-être, mais c’est la réalité. C’est peut-être encore plus vrai chez bien des personnes qui sont aux prises avec des difficultés psychiques. Souvent face à des échecs personnels, à des difficultés quotidiennes importantes, aux conséquences de la stigmatisation qui est le lot de bien des personnes identifiées comme « malades mentales » ou « folles ». Il faut donc savoir que les personnes qui vivent aux prises avec des difficultés psychiques sont en général très motivées à travailler si on sait comment les sécuriser, les accompagner, et si le travail offert et les conditions de travail sont valorisants. Encore faut-il avoir accès à du vrai travail. Trop souvent, sous prétexte que les personnes qui sont aux prises avec des difficultés psychiques sont invalides, malades, vulnérables, on pense bien faire en les encourageant à se recréer, à s’occuper, plutôt que de travailler. On leur offre des activités occupationnelles ou des structures de travail protégées où le travail n’est pas toujours valorisant et peu utile. Si nous sommes pour offrir aux personnes qui désirent travailler la possibilité de vraiment s’intégrer dans le monde du travail, il faut mettre à leur disposition une gamme de services axés sur le vrai travail. Par gamme de services j’entends du soutien personnalisé à l’emploi, des entreprises sociales intégrées dans la cité qui offrent des produits et des services de haute qualité, utiles, des possibilités d’apprentissage et une meilleure adaptation des règlements qui gouvernent l’Assurance Invalidité (AI), des règlements qui valorisent présentement davantage l’assistanat et la pauvreté que l’accès au marché du travail. À Trajets, nous avons développé plusieurs entreprises intégrées dans l’économie locale et les quartiers (restaurants, imprimerie, maintenance, services bureau, etc.) qui se caractérisent par des produits et des prestations de haute qualité, des milieux de travail valorisant, accueillants et des contacts directs avec les clients ou les consommateurs. Un exemple de soutien à l’emploi : une femme voulait travailler comme secrétaire après plus de 15 ans en dehors du marché du travail. Elle fut couplée à une professionnelle et les deux ont pris un poste de secrétaire dans une entreprise qui était intéressée par l’expérience. Au début la professionnelle faisait tout le travail, accompagnée parfois par la personne handicapée. Avec le temps, soit plusieurs mois, cette dernière a pris de plus en plus de place dans le poste, jusqu’à ce qu’elle l’occupe à 100% après 13 mois. Aujourd’hui elle travaille à temps complet. Elle et son employeur peuvent compter sur la professionnelle en cas de besoin. Depuis un an, cette dernière elle n’a pas encore été sollicitée.

On parle beaucoup de l’importance de rendre les personnes en situation de handicap autonomes. Comment définiriez-vous l’autonomie ?

Je définis l’autonomie comme étant la capacité d’une personne de faire les bons choix, selon les circonstances, d’assumer ses choix et d’avoir les moyens pour ce faire. On confond souvent autonomie et indépendance. Je ne connais personne qui soit réellement « indépendant ». L’humain est un être qui vit en interdépendance avec son environnement social et physique, avec la nature et tout ce qui la définit. On a souvent dit, faussement d’ailleurs, que vivre seul et de manière indépendante était un idéal à poursuivre pour les personnes handicapées. Mais en réalité, qui veut vraiment vivre seul ? Qui peut se targuer d’être « indépendant ». On aspire tous à vivre en lien avec d’autres personnes qui nous sont plus ou moins significatives et non de vivre isolés. Pour la personne en situation de handicap, l’aspiration à l’autonomie est la même, sauf qu’elle a besoin de compenser ses incapacités pour être autonome. Le fauteuil électrique de plus en plus visible dans nos quartiers, combiné avec des trottoirs accessibles, sont un exemple de moyens techniques qui permettent à bien des personnes de maintenir ou d’acquérir une autonomie en terme de mobilité, mais aussi une autonomie dans les activités du quotidien. Pour la personne aux prises avec des difficultés psychiques, la compensation permettant l’autonomie peut passer, par exemple, par un passage d’une logique de prise en charge à une logique d’accompagnement dans la vie quotidienne, d’une logique de protection à une logique de soutien, d’une logique de « réparation » ou de guérison à une logique d’adaptation et de réadaptation. Offrir à la personne en situation de handicap psychique la possibilité de se créer et de maintenir un réseau social, compenser ses incapacités par des adaptations de structures, d’encadrement et de rythmes de travail, valoriser son image en la plaçant dans des situations de succès et des milieux de vie attrayants, accessibles et sécurisant, autant de moyens pour lui donner des chances d’atteindre un niveau d’autonomie qui réponde à ses aspirations personnelles. Il s’agit là d’une réorganisation de la participation sociale.